Ce mardi soir s’achevait à Paris le sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle. C’est l’occasion pour moi de revenir sur mon intervention de la semaine dernière en commission des Affaires étrangères lors de la table ronde portant sur les ingérences étrangères dans les processus démocratiques, et de la compléter de réflexions additionnelles sur les nouvelles formes d’ingérences que nous devons prendre en compte: les ingérences numériques.
Bien sûr on pense aux dangers des ingérences ou des tentatives d’ingérences russes, chinoises, iraniennes, auxquelles on peut ajouter celles liées aux conflits en cours en Ukraine ou au Proche Orient. Mais je ne veux pas passer à côté de l’ingérence assumée, revendiquée ouvertement par les États-Unis d’Amérique qui est désormais incontournable. La manipulation des algorithmes du réseau social X (ex-Twitter) par son propriétaire, le milliardaire Elon Musk, a largement contribué à la victoire de Donald. Et alors que Musk se livre aujourd’hui à des opérations de déstabilisation politique en Europe, nous défendons l’idée que le non-alignement doit désormais aussi s’appliquer dans le domaine numérique.
Chacune et chacun sait que la diplomatie insoumise est une diplomatie du non-alignement, c’est-à-dire qui plaide pour que la France ne soit alignée avec aucune puissance, aucun bloc, par opposition à la ligne atlantiste défendue par Macron et les dirigeants précédents, qui conduit la France à s’aligner sur les États-Unis d’Amérique, la stratégie guerrière de l’OTAN et le néolibéralisme international. Le non-alignement, qui ne veut certainement pas dire neutralité, permet de se redonner les moyens de l’indépendance, de la souveraineté et de la crédibilité à l’international. Or, constatant le rôle que jouent dans la scène mondiale les plateformes numériques, à commencer par celle d’Elon Musk, il est temps de penser des règles internationales sur l’espace numérique, capables de protéger la souveraineté et l’indépendance des nations.
En Europe, Elon Musk est intervenu dans la politique intérieure du Royaume-Uni. En janvier dernier, il annonce d’abord soutenir le leader d’extrême droite Nigel Farage. Puis, il s’intéresse à l’un des représentants politiques les plus réactionnaires de l’extrême droite britannique en demandant la libération de Tommy Robinson. Pour rappel, Tommy Robinson était notamment cité comme référence par l’auteur de l’attentat de la mosquée de Finsbury Park en 2017, et le principal instigateur des émeutes racistes qui ont éclaté l’été dernier en Angleterre. Musk s’est attaqué directement au Premier ministre Keir Starmer et à sa ministre de la protection de l’enfance Jess Philips, demandant à ce que cette dernière soit emprisonnée. Tout cela sur le ton de la provocation, ce qui montre le caractère d’autant plus dangereux du personnage, comme lorsqu’il demandait à ses abonnés sur X s’il devait, oui ou non « Libérer le peuple britannique de son gouvernement tyrannique ».
Il s’est ensuite mêlé de la vie politique allemande en annonçant son soutien au mouvement d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD). Après avoir déclaré que « seul l’AfD pouvait sauver l’Allemagne », il s’est entretenu en direct avec sa présidente, Alice Weidel, sur la plateforme X. Musk utilise ainsi ses outils numériques pour offrir non seulement une grande visibilité à ces figures et organisations d’extrême droite, mais il leur offre des séquences médiatiques capables d’influencer les rapports de force politiques nationaux.
Suite à nos interventions en commission, celle d’Arnaud Le Gall et la mienne, Bernard Benhamou, secrétaire général de l’Institut de la souveraineté numérique, qui était invité parmi les intervenant, ajoute que la démarche de Musk rappelle celle de Steve Bannon, conseiller de Donald Trump lors de son premier mandat. Celui-ci avait déclaré vouloir installer des gouvernements “populistes” partout en Europe. Elon Musk adopte la même démarche, mais avec des moyens infiniment supérieurs et donc potentiellement bien plus efficaces.
Si les interventions d’Elon Musk sont le plus souvent traitées comme si elles étaient risibles ou ridicules, elles n’en sont pas moins inquiétantes au vu de la place incontournable du numérique dans l’organisation sociale et politique de nos sociétés. Elles sont plus inquiétantes encore quand on connaît la tendance historique des nord-américains à intervenir dans les processus démocratiques d’autres pays. Tout porte à croire que la France ne sera pas indéfiniment épargnée par les ingérences de Trump et de Musk. Nous ne devons donc pas être simples spectateurs ou commentateurs du caractère clownesque de ces hommes, nous devons anticiper les effets que leurs interventions pourraient avoir sur la vie politique française, européenne et mondiale.
Ces ingérences sont un bon exemple de la situation à laquelle l’humanité est confrontée. L’espace numérique est devenu un espace à part entière, parfois aussi important politiquement que l’espace physique, géographique. C’est ce que Jean-Luc Mélenchon nomme la noosphère : une nouvelle forme d’espace social qui dépasse la biosphère elle-même. Or, le capitalisme numérique, qui a pris la forme de gigantesques monopoles privés, monopolise la production de connaissances sur les sociétés humaines et la circulation de l’information entre les êtres humains. Un tel savoir donne un pouvoir énorme, dans tous les aspects de la vie humaine, et notamment celui d’imposer des choix politiques, comme Musk tente de le faire.
Il faut par conséquent s’émanciper de la tutelle des GAFAM et de la Silicon Valley, comme l’a rappelé Jean-Luc Mélenchon dans sa tribune au Figaro samedi dernier. Nous ne pouvons dépendre des règles définies par un seul individu, un milliardaire comme Musk. Il faut des règles internationales protégeant l’accès et l’utilisation des espaces numériques.
L’exemple du Brésil montre qu’il est possible de contraindre une plateforme, fusse-t-elle celle d’un milliardaire, à condition de se donner les moyens d’un rapport de force. La Cour suprême brésilienne a ainsi ordonné à Elon Musk de bannir des comptes d’extrême droite dont le contenu représentait un danger pour le pays. Alors que Musk avait refusé dans un premier temps, insultant le juge Moraes et le Brésil, l’interdiction du réseau dans le pays a fini par contraindre Musk à se soumettre aux exigences légales et juridiques du Brésil.
L’appel sur une IA « ouverte », « inclusive » et « éthique » signé par la France et les autres participants au terme du sommet sur l’IA ne suffit pas. Le refus des États-Unis et du Royaume-Uni de s’engager le montre.
Dès 2017, le programme de la France insoumise formulait des propositions sur les nouvelles frontières de l’humanité que constituent les espaces numériques. Dans sa réédition du 28 janvier, l’Avenir en commun propose une nouvelle série de mesures pour conquérir notre indépendance. Il faut réaffirmer la neutralité du net, et la capacité de stocker des informations de manière indépendante. La France doit construire un réseau de datacenters publics, gérés par l’État et les institutions publiques, interconnectés pour former un cloud véritablement français. Elle en a les ressources grâce au niveau d’éducation élevé de sa population. Elle doit défendre une gouvernance mondiale d’Internet par l’ONU et le droit international.